Featured image of post Arrêt imprévu

Arrêt imprévu

N'est pas inspiré que de faits réels.

Fin 2021, un message apparut dans mon fil Reddit. Une personne cherchait des gens pour monter un petit groupe d’écriture ouvert à toutes et tous. Même pas besoin d’avoir un niveau particulièrement élevé. A l’époque, j’avais en plus envie de changer un peu d’air, de sortir de ma zone de confort, alors j’y suis allé. Cette nouvelle fut le résultat du premier exercice que nous nous sommes fixés. Le thème était un fait divers dans lequel des gens en avaient kidnappés d’autres et s’étaient fait kidnapper à leur tour en représailles.

On s’emmerde sec.

Vous pouvez me croire, ça fait un paquet d’années que je le fais, ce con de métier.

Tu t’assieds tranquillement sur ton tabouret haut, près du comptoir et des odeurs de sandwichs décongelés.

Ensuite, t’attends.

Parfois, si t’as un peu de chance, y’a éventuellement un chauffeur qui passe pour te commander un “menu festif” avec un panini trois fromages et un soda sans sucre. Une banalité par là, un “bonne route” par ci, et il repart. A trois heures du mat’, comprenez quand même que ces oiseaux-là se font rares.

Du coup, t’attends.

Au début, on se dit que c’est chouette, qu’on trouvera toujours de quoi s’occuper. On tente d’amener un bouquin pour passer le temps. La soirée est sympa, le temps passe vite. La radio de l’aire d’autoroute passe en boucle les trois mêmes chansons, mais on les connait pas encore par cœur. Les portes automatiques s’ouvrent parfois toutes seules, personne sait pourquoi, mais il fait encore bon dehors. Ça passe, quoi.

Et la semaine d’après on commence son service avec le visage de son manager collé au sien, hurlant sans s’arrêter à qui veut l’entendre que “MAIS ENFIN RICHARD VOUS NE VOUS RENDEZ PAS COMPTE À QUEL POINT C’EST COMPLÈTEMENT IRRESPECTUEUX DE VOTRE PART DE LIRE SUR SON LIEU DE TRAVAIL MON DIEU MAIS VOUS PENSEZ A LA CLIENTÈLE ATTENTION VOUS ÊTES A DEUX DOIGTS DU BLÂME JE NE ME RÉPÈTERAI PAS”.

À ce moment-là, tu hoches de la tête, tu fous ton honneur au fond de tes poches de veste, et tu la fermes. De toute façon t’auras toute la nuit pour ruminer.

Et, enfin : t’attends.

Je râle beaucoup, je sais, mais y’a aussi des points positifs.

Pas beaucoup, ouais.

En vrai j’en vois surtout un. T’es tranquille. T’as littéralement rien à faire. C’est même tout le principe : on te demande précisément de surtout rien faire.

Y’en a qui deviendraient fous, c’est sûr. Moi, après vingt ans, tout est encore clair là-haut. Je pense, je réfléchis, j’imagine. Je m’emmerde.


Je vous raconte pas le bordel que c’était quand je les ai vus débarquer. Il devait être à peine plus de quatre heures, quatre heures trente. Y’avais Lennon qui chantait Imagine pour la treizième fois, et j’étais à deux doigts de roupiller sec. D’habitude, je laissais aussi le poste de télévision allumé pour m’occuper, même s’il était bloqué sur la chaîne d’information nationale. J’admets que ce soir-là, les nouvelles m’avaient bien déprimé. Ça parlait encore de guerres, d’attentats, et ça agrémentait le tout de débats stériles. Merde, apparemment y’avait même eu une famille entière qui avait disparu sans laisser de trace !

Déjà, primo, y’a eu le bruit. Comme si un type s’était pas rendu compte que cent-trente c’était une vitesse de con pour débarquer dans une aire et avait d’un seul coup eu la bonne idée de piler un grand coup pour s’arrêter. Le vacarme des freins avait fait vibrer la paroi en plexiglas du frigo des boissons.

Si ça suffisait pas, j’avais en prime leurs phares en pleins dans la tronche. Ces animaux ont débaroulé tellement vite qu’ils se sont retrouvés avec la moitié de la caisse sur le trottoir. Sans rire, un petit mètre de plus et ils transformaient le magasin en drive.

Après, y’a eu quelque chose comme une dizaine de secondes où plus rien a bougé. J’avais un sacré coup de chaud, je vous cache pas. J’avais les yeux fixés sur leurs foutues lumières, encore sonné par les heures d’ennui profond que je venais de passer. J’étais pas spécialement pressé de les voir venir tailler la bavette, mais bon dieu qu’ils mettaient du temps à sortir de leur espèce de van !

Ça a pas duré.

Vous savez, avec la pratique j’ai moyen de vous dire avec une précision un peu bancale à quel point les gens sont pressés, en me basant juste sur le bordel qu’ils font en claquant leurs portières. Ben au jugé, j’ai estimé que le premier gaillard sorti devait probablement sauver le monde d’une destruction imminente.

Je l’ai vu se manquer de se manger les vitres des portes d’entrées. Il était tout pâle, les cheveux gras et mal peignés. À tous les coups, il devait pas avoir la majorité. Son hoodie “NEW YORK CITY” criait qu’il n’avait probablement jamais dû sortir de son trou natal. Il avait la main plaquée sur la bouche, le regard complètement vide.

Il m’est passé devant à toute blinde pour rejoindre les toilettes mixtes à ma gauche. Pauvre gamin, il avait l’air complètement possédé.

A peine il avait franchi le seuil, bam, voilà que ceux qui devaient être ses parents sont entrés en scène. Pour le coup, pas moyen de les louper : ils beuglaient l’un contre l’autre comme des forcenés.

" … à quoi ? Hein ? C’est qu’un minot, faut bien le faire grandir non ?! Merde, même moi j’avais besoin de ça ! Si tu t’étais mieux occupé de lui depuis le début j’aurai pas eu besoin de le faire !

- Parce que c’est de ma putain de faute maintenant ?! C’est pas moi qui lui ai fait boire l’espèce de jus de chiotte que ton clochard de pote fait dans son squat !
- Je lui ai même pas donné un fond ! Même Mémé en a pris plus et ça lui a rien fait !
- Non mais t’as pas honte de la mêler à tout ça ! Pourquoi t’es toujours con à ce point ? Même quand on était gamins, tu rejetais toujours la faute sur les autres. Faut que tu arrêtes tes conneries maintenant ! Surtout aujourd’hui, avec la cargaison qu’on a !"

Là, j’avais compris mon erreur : ils étaient frère et sœur. Vu le cirque, ça n’excluait quand même pas l’hypothèse des parents, vous me direz.

J’ai à peine entendu l’homme émettre un bref “oui ben merde”, avant de voir la femme partir en furie rejoindre son “fils”.

Je ne m’emmerdais plus du tout. J’avais encore la tête un peu dans le brouillard, mais j’étais tendu comme un piquet. Mon regard a croisé celui du gaillard, et j’ai à peine réussi à balbutier “Bienvenue, je peux vous servir quelque chose ?”

J’ai vu ses yeux me dévisager, avant de me reluquer de bas en haut. Il avait pas dû tilter, parce qu’une expression d’incompréhension idiote était gravée sur sa face. Il se tourna ensuite vers le comptoir, leva la tête pour lire les menus et les offres du jour, avant de s’approcher et de m’envoyer me faire voir d’un généreux “besoin de rien”.


Faut savoir que je suis pas particulièrement peureux. Des types énervés, on en croise forcément tout un tas dans ce métier. Le tout c’est de faire en sorte de jamais être la cible de leur colère.

Heureusement, avec le temps, t’apprends des techniques pour t’en sortir avec le moins de problèmes. Déjà, dès que tu sens que ça risque de chauffer, tu te fais le plus discret possible. Tu sors le petit écriteau “REVIENS DANS DEUX MINUTES” planqué sous la caisse que tu poses bien en évidence, et tu sors fumer une clope. Une fois dehors, tu t’éloignes et t’appelles les flics, si y’a besoin. Sinon, ben t’attends juste que la menace reparte d’elle-même.

Pourquoi je suis quand même sorti, alors qu’ils me calculaient même pas ? C’est vrai que là en soit je risquais rien… On n’a qu’à dire que mon instinct me triturait. Je voulais la jouer sans risque.

Je me suis donc retrouvé dehors, j’ai sorti le paquet de clopes écrasé au fond de ma poche, et j’ai commencé à fumer la dernière comme un pompier.

Le froid glacial de l’hiver me mordait les doigts. À ce stade, même l’adrénaline avait du mal à me réchauffer. C’est pour ça que je me suis approché de leur van. Croyez pas que c’était de la curiosité mal placée, fallait bien que je me dégourdisse les jambes !

Les cons avaient laissé la clé sur le contact, les phares étaient encore braqués sur la devanture et même la radio était toujours allumée. J’ai jeté un coup d’œil en arrière pour voir où ils étaient, mais visiblement ils n’étaient plus devant le stand cafétéria. Probable qu’ils avaient rejoint le môme.

J’étais à deux doigts de faire machine arrière, quand j’ai entendu un bruit. Un genre de “bonk”. J’ai sursauté comme c’est pas permis, j’en ai même lâché ma clope.

Ça venait de leur putain de coffre. Le plus lentement possible, j’ai fait le tour du véhicule pour m’approcher des portes arrière. Normalement, elles auraient dû être vitrées, mais une espèce de carton avait été accrochée de l’intérieur pour masquer l’ouverture.

À ce stade, j’avais le palpitant à mille par secondes.

J’étais en train de me dire “Richard, t’es complètement en train de paniquer pour rien, fait demi-tour et arrêtes de fouiner”.

Et y’a eu un deuxième bruit, comme si quelque chose cognait de l’intérieur du coffre. J’hallucinais carrément pas, vous pouvez me croire.

Mes mains se sont dirigées toutes seules vers les poignées. C’était stupide, je sais. J’aurai vraiment dû ne pas m’en mêler. Ma curiosité mal placée, hein.

Y’avais quatre formes entassées qui remuaient dans l’obscurité. J’avais pas compris tout de suite ce que c’était. Mais une fois les portières complètement ouvertes, la lumière des lampadaires derrière moi avait complètement enlevé tout doute. Quatre personnes étaient attachées et bâillonnées. Une femme, au fond, entourée de deux enfants. Tout devant, je vis le visage d’un type qui devait pas avoir plus de la trentaine, un sacré coquard à l’œil droit et du sang séché le long du front et d’une de ses joues. J’arrivais même plus à sortir le moindre juron. J’étais pétrifié.

D’un coup, je sentis une masse qui me percuta violemment la nuque et qui me projeta au sol. Ma tête s’écrasa contre le bitume.

“PUTAIN, ERIC, T’AVAIS QU’UN TRUC A FAIRE : SUR-VEI-LLER-LE-VEN-DEUR ! ON FAIT COMMENT MAINTENANT ?!”

J’étais en train de partir dans les vappes à grande vitesse. J’eu a peine le temps de voir deux pieds se rapprocher de moi.

“J’étais parti PI-SSER, lâche-moi la grappe ! Filez-moi le gros scotch, là, on le fout derrière avec les autres et on décolle.”

À ce moment-là vous pouvez me croire, j’aurais vraiment préféré m’emmerder.

Photo by Lewis Roberts on Unsplash

Généré avec Hugo
Thème Stack conçu par Jimmy