Pour cette nouvelle, le thème était “Vaisseau de l’angoisse” : mélanger de la SF et de l’horreur. Pas forcément l’exercice le plus dur, mais en tout cas celui qui m’a permi de produire la nouvelle la plus longue à ce moment là. C’est celle là qui m’a donné l’envie d’écrire des choses un peu plus conséquentes.
1.
La capsule, en se dépressurisant, libéra des volutes de fumées qui coulèrent doucement sur le sol de la pièce. Les servomoteurs s’enclenchèrent pour déplacer la paroi vitrée, leurs cliquetis résonnants faisant échos aux bips du moniteur central. La température ayant chuté considérablement, les radiateurs latéraux s’allumèrent, projetant une lumière diffuse orangée sur les murs.
Une silhouette émergea de l’intérieur de l’habitacle. Elle tituba brièvement avant d’attraper la barre de soutien la plus proche. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, habillée de la sous-combinaison réglementaire bleu clair des officiers supérieurs de la Marine Coloniale. Une barre rouge brodée le long de ses côtes indiquait clairement son rôle de capitaine du vaisseau.
Elle tourna la tête, confuse, vers les autres capsules de cryogénisation. Toutes étaient encore hermétiquement fermées, le verre opaque empêchant de voir leur contenu. Pourquoi avait-elle été réveillée seule ? Si la destination de la mission était proche, tout l’équipage aurait dû sortir de son sommeil simultanément.
Son regard fut attiré par le centre de la pièce. Une tablette de contrôle-relai était fixée à un promontoire métallique. Un message semblait clignoter rapidement sur l’écran. Encore étourdie, elle tenta de s’en rapprocher lentement, se tenant du mieux possible à ce qu’elle trouvait.
L’interface permettait d’habitude à chaque membre d’équipage d’opérer sur le fonctionnement du vaisseau suivant ses propres autorisations. Les équipes d’ingénierie pouvaient contrôler les états moteurs et les éventuelles microfissures dans la coque externe, tandis que les exo-navigateurs paramétraient les logiciels de calculs de la trajectoire. Ces tablettes étaient idéalement disposées dans la plupart des pièces principales des vaisseaux de la Marine. Néanmoins, celle-ci semblait empêcher toute interaction et n’affichait qu’un seul écran rouge arborant le symbole des erreurs critiques. Le texte clignotant indiquait un code d’erreur ainsi qu’une courte phrase : les capteurs du vaisseau avait détecté une activité anormale d’un des systèmes de l’appareil.
Heureusement, le niveau d’alerte était marqué comme faible, l’avarie n’impliquait donc visiblement pas de problème à l’intégrité structurelle du vaisseau ou aux systèmes de survie. Dans ces cas-là, le capitaine est le seul membre d’équipage à être réveillé. Libre à lui de mettre en attente l’alerte jusqu’à la fin du voyage, ou d’escalader sa gravité afin de sortir d’autres personnes de cryogénisation pour l’aider la résoudre.
D’un geste de la main, elle balaya l’écran pour minimiser l’erreur dans un coin de l’interface. De multiples boutons de contrôles s’affichèrent. Elle accéda rapidement au tableau de bord de la mission. Visiblement, 17 mois s’étaient écoulés depuis leur départ, soit à peine plus d’un tiers de la durée totale du voyage.
Leur objectif était d’atteindre l’unique lune d’une exoplanète lointaine, sobrement baptisée ARC-1. Les sondes y avaient captés d’importants gisements de minéraux rares, il fallait donc y déployer une colonie minière afin d’en assurer l’extraction et l’acheminement jusqu’à la Terre. Une mission certes économiquement cruciale, mais relativement courante. L’équipage avait d’ailleurs été particulièrement restreint pour pouvoir utiliser un vaisseau de plus petite envergure dans le but de limiter les coûts, au grand dam de son capitaine.
Un “clac” sonore retenti dans la pièce. Les radiateurs latéraux venaient de s’éteindre et les lumières de la pièce s’allumaient progressivement, baignant chaque recoin dans une lumière crue et blanchâtre.
Il fallait rapidement connaître les raisons de l’alerte. Si l’ordinateur central avait mal jaugé la gravité de la situation, chaque seconde pouvait compter. En appuyant sur quelques boutons, la capitaine ouvrit le dossier de journalisation des différents systèmes du vaisseau. Aucun événement marquant n’avait été enregistré depuis leur départ. Seule l’icône de l’alerte en cours, clignotant toujours dans un coin de l’écran, semblait pourtant indiquer une avarie.
Elle baissa la tête, soupira et ferma les yeux. C’était vraiment étrange. S’ils avaient percuté une roche quelconque qui les avait déviés, il y aurait eu une trace de ça dans les journaux. Si un moteur avait subi une altération — même pendant une fraction de seconde — cela aurait été également notifié. Pourtant, aucune information pertinente ne semblait transparaître.
C’était peut-être simplement un défaut de programmation des capteurs ? Une fausse alerte ayant berné les senseurs du vaisseau ? La tentation de juste retourner dans la capsule de cryogénisation en ignorant l’erreur était grande. Elle n’allait quand même pas sortir tout le monde de sommeil pour si peu…
Mais, ça ne tournait pas rond. Elle rassembla ses forces et par acquit de conscience, elle décida malgré tout de réaliser un rapide tour du vaisseau. Elle se dit à elle-même qu’il y avait bien peu de chances qu’elle trouve l’origine de la panne comme ça, mais bon. Se dégourdir les jambes lui fera au moins du bien.
2.
Les zones praticables de l’appareil étaient organisées sur l’extérieur d’un couloir central formant une boucle tout autour de la salle des machines.
Les quartiers de l’équipage, occupant l’aile avant-gauche du vaisseau, étaient vides. Chaque paquetage personnel était encore accroché au-dessus des couchettes encastrées dans les murs de la pièce. Les rideaux, utilisés pour accorder un peu d’intimité à chaque membre, étaient complètement ouverts et fixés aux accroches murales.
À l’avant de l’appareil, quelques mètres plus loin, la pièce contenant le poste de commandement était tout aussi inoccupée. Cinq sièges étaient disposés en V, tous tournés vers la longue bande vitrée qui courrait tout le long du plus grand mur. Impossible de voir l’extérieur : les boucliers thermiques avaient été fermés pour l’ensemble du voyage.
Elle se dirigea ensuite rapidement vers la partie accessible la plus imposante du vaisseau, qui couvrait l’entièreté de l’aile droite ainsi qu’une partie de l’arrière : la baie de stockage. La porte d’accès s’ouvrit dans un chuintement discret à son arrivée, donnant ainsi accès à une étroite passerelle métallique surplombant un gigantesque hangar.
Plusieurs conteneurs y trônaient, gigantesques pavés de tôle, ainsi que des centaines de caisses arrimées par cordage aux ancres disposées sur toutes les surfaces fixes. Bien qu’une grande majorité du matériel et des bâtiments prévus pour la colonie soit habituellement produit directement sur place, quelques machines et certains types de ressources doivent être acheminés depuis la Terre à cause de leur grande complexité ou de leur rareté. Pas la peine de vérifier le stock : la moindre perte de matériel aurait nécessité une brèche dans la coque, ce qui aurait provoqué la dépressurisation complète de la pièce. La capitaine avait pu opérer sur de nombreux vaisseaux, dont certains de calibres bien plus imposants que celui-ci. Pourtant, seule face à ce gigantesque hangar baignant dans le halo ténu des lumières de veille, elle arrivait à peine à contenir son malaise. Elle survola du regard l’ensemble de la pièce et rebroussa chemin. Derrière elle, les spots automatiques continuèrent d’éclairer l’espace inquiétant. Pas la peine de rester ici plus longtemps.
Elle passa rapidement en revue l’infirmerie ainsi que les douches, formant une petite portion de l’arrière-gauche du vaisseau. Son état des lieux, sans grande surprise, n’avait abouti à rien. Tout était plongé dans un silence absolu, à peine perturbé par le lointain ronronnement des moteurs. Elle ne se sentait pas spécialement rassurée, mais elle essaya de se rendre à l’évidence : ce n’était probablement qu’une fausse alerte.
Elle emprunta une nouvelle fois le couloir central pour se diriger vers la salle d’hyper-sommeil. Il était grand temps de reprendre le processus de cryogénisation. Elle avait hâte de pouvoir débriefer de l’incident avec le reste de l’équipe, une fois arrivés à destination. Elle se fit également la promesse d’envoyer un message incendiaire aux constructeurs du chantier spatial à l’instant même où les communications vers la Terre seront rétablies.
Quelques mètres avant de rejoindre son équipage, un bruit attira son attention. Un bruissement étouffé ponctué d’impulsions régulières. Tout proche. Lentement, elle se tourna pour examiner la portion de couloir qu’elle venait de parcourir. Une des portes qu’elle venait de dépasser semblait entrouverte. Comment avait-elle pu passer à côté ?
Elle leva les yeux afin de lire la plaque au-dessus de l’encadrement de la porte. Son inscription indiquait “Salle de clonage” en lettres capitales. L’adrénaline afflua rapidement dans ses veines. Elle entra dans la pièce, prête à attaquer.
Personne.
La capitaine desserra ses poings, relâchant brièvement sa garde, pour soudainement se tétaniser quelques instants plus tard.
Face à elle, le Module de Sortie, partie visible de l’immense machinerie dédiée au système de clonage qui n’aurait dû s’activer qu’une fois le processus de colonisation démarré, était inexplicablement en pleine production d’un clone humain.
3.
Le clonage humain, découvert durant le 21ᵉ siècle, a connu de très nombreuses itérations. Au début limité à la production d’embryons de synthèse devant être ensuite “incorporé” à des systèmes de reproduction organiques existants, cette science fut accélérée par l’arrivée d’imprimantes organiques ultra-précises permettant la création d’un adulte parfaitement opérationnel en seulement une douzaine d’heures. Bien qu’ayant des connaissances et compétences limitées dues aux limitations de l’écriture cérébrale, les clones sont très souvent privilégiés pour les missions de colonisation et de manutention sur les taches ne pouvant être automatisées par la robotique.
“Par pitié, dites-moi que vous savez comment stopper cette machine.”
Le maître-ingénieur leva les yeux du panneau de commande, lança un regard inquiet à son assistant, avant de se tourner vers la capitaine.
“Je crains que nous ne comprenions pas encore complètement l’origine et l’ampleur de la panne… Tout cela ne devrait pas se produire !”
La capitaine porta ses mains vers son visage et se frotta lentement les yeux.
“Pourtant nous voici, devant ce maudit cloneur. Je n’ai pas besoin d’une explication, j’ai besoin que vous l’arrêtiez. Le plus vite possible.”
L’assistant baissa les yeux et se reconcentra sur les interfaces devant lui.
Le maître-ingénieur soupira.
“Ce système est probablement le plus coûteux de tout ce maudit vaisseau. Vous le savez autant que moi. Il a été conçu pour pouvoir rester intact après une destruction complète. Même le système de survie est moins robuste ! Tout a été fait pour que son fonctionnement ne soit en aucun cas interrompu… Et, quand bien même il existerait une solution, nous n’avons pas le matériel suffisant pour tout arrêter.”
La capitaine resta debout, le visage livide, les yeux perdus dans le vide.
“Très bien. Je vais réveiller le reste de l’équipe, continuez de chercher et… Tenez-moi au courant.”
4.
Un silence pesant régnait dans le poste de commandement. L’exo-navigatrice et l’homme d’arme venait de rentrer dans la pièce. Malgré les vertiges provoqués par la sortie d’hyper-sommeil, ils restèrent debout. Seule la capitaine, le visage enfoui dans ses mains, était assise.
Quelques secondes passèrent. Elle leva ensuite les yeux, fixant les deux personnes face à elle.
“Je ne vais pas y aller par quatre chemins, vous vous doutez bien que si je vous ai tous réveillés au beau milieu du trajet, c’est que la situation le nécessitait.”
L’exo-navigatrice jeta un regard nerveux autour d’elle. Le garde n’en menait pas large non plus.
“Le système de clonage a subi un dysfonctionnement et semble s’être lancé de lui-même. Les ingénieurs tentent de résoudre le problème, mais la tâche leur paraît impossible avec les moyens du bord. J’ai donc décidé d’annuler cette mission, et de détourner le vaisseau afin de rallier le chantier naval le plus proche.”
La capitaine tourna son regard vers l’exo-navigatrice.
“J’aurai besoin que vous recherchiez le plus vite possible la position de l’avant-poste le plus proche, et que vous recalculiez les systèmes de navigation pour nous y emmener.
- Bien sûr, je m’en occupe tout de suite”, dit-elle en se dirigeant vers la tablette-relai.
Le garde blêmit.
“Vous annulez la mission ? Vous imaginez les conséquences d’une telle décision ? Dit-il en s’avançant d’un pas. Si la compagnie découvre qu’une solution aurait pu être envisagée à bord, vu le coût, c’est toutes nos carrières qui sont en jeu !”
La capitaine braqua ses yeux sur les siens. Sa voix se fit plus ferme.
“Le système de clonage s’est lancé il y a deux heures. C’est-à-dire que nous allons nous retrouver avec un membre d’équipage de plus d’ici un peu moins d’une demi-journée. Ensuite, nous en gagnerons encore deux supplémentaires par jour, jusqu’à ce que la machine épuise ses bio-ressources. Ce qui veut dire que nous serons bien plus d’une centaine avant même d’arriver sur ARC-1. Nous n’avons déjà pas assez de vivres pour tenir à 5 hors-cryogénisation pendant une semaine. Maintenant, si vous avez une solution miracle à proposer qui permettrait à autant d’adultes de manger, boire et respirer durant les trois ans qui restent, surtout n’hésitez pas.”
Le garde resta muet. Cela faisait des mois qu’il attendait qu’une mission lui soit affecté et nombreux étaient les prétendants. Annuler la mission, c’était non seulement dire adieu à l’importante prime de complétion, mais c’était aussi être relégué en bas de toutes les futures listes d’attentes pour les prochaines fois. Il voulut tenir tête au capitaine, mais il n’était pas idiot : si la panne était aussi majeure que ça, la perte de la prime était le cadet de ses soucis. Il ravala difficilement sa fierté, et pris sur lui pour ne pas envenimer la situation. De toute façon, l’exo-navigatrice pris la parole.
“Il y a un complexe de recherche sur une planète glaciaire pas très loin de notre emplacement. À chaud, sans calcul plus poussé, je pense que nous en aurions pour une quinzaine de jours de voyage, peut-être un peu plus.
-Très bien. Modifiez la trajectoire en notifiant mon ordre dans les journaux et envoyez un message à cet avant-poste pour les prévenir de notre arrivée.”
Le garde eu un mouvement de tête désapprobateur.
“Et que faisons-nous des clones produits d’ici là ? Vous l’avez dit vous-même, nous risquons déjà d’avoir du mal à tenir avec si peu de vivres.”
La capitaine marqua une pause. L’adrénaline de la situation ne l’avait pas aidée à répondre à cette question, mais il n’y avait dans les faits pas de solution miracle : autant de personnes ne pouvaient pas vivre dans une si petite structure pendant aussi longtemps. C’était purement mathématique.
Il ne restait plus qu’une chose à faire, même si cette idée la révulsait.
“Nous exécuterons chaque clone dès leur sortie du module de clonage.”
L’exo-navigatrice leva la tête d’un bond, et s’écria :
“Vous… proposez de massacrer ces gens ?
-Ce sont des clones, exclama la capitaine. Ils ont moins de valeur que nous.
La navigatrice haussa brusquement le ton, à tel point qu’elle était au bord du hurlement.
-Ce sont des êtres humains ! Ils sont sous notre responsabilité, nous ne pouvons pas juste leur mettre une balle dans la tête et continuer comme si de rien n’était !
-Et je le répète encore une fois, cria la capitaine : si vous avez une meilleure idée, proposez-la !”
L’exo-navigatrice balbutia et tenta d’accrocher le regard du garde. Ce dernier fixait le sol, l’air grave. Il était le seul à pouvoir manipuler la seule arme à feu qui se trouve sur le vaisseau dû au verrou génétique qu’elle portait. S’il devait y avoir deux morts par jour sur les deux prochaines semaines, il fallait forcément que ça soit de son fait. Du moins, si l’on voulait une exécution propre.
La capitaine fit un geste en l’air et sa voix se retrouva portée à chaque coin du vaisseau :
“Ingénieurs, j’ai ordonné l’arrêt de la mission. Nous sommes en route pour un autre avant poste, E.T.A quinze jours. Dû au manque de vivres, les clones seront abattus dès leur sortie du système, et nous établirons un rationnement drastique pour nous permettre de tenir.”
Un silence pesant pris place. Puis le cliquetis des hauts-parleurs de la pièce retenti et la voix du maître-ingénieur se fit entendre :
“Nous… nous comprenons et acceptons votre décision. Néanmoins, nous avons découvert quelque chose… Nous avons réussi à pénétrer dans les journaux internes du système de clonage. Une grande partie semble avoir été corrompue, mais nous avons malgré tout réussi à en extraire quelques informations. Apparemment, la machine semble s’être démarrée il y a plus longtemps que ce qu’on pensait. Apparemment… ce n’est pas son lancement qui a provoqué votre réveil. C’est la fin de production du premier clone qui l’a fait.”
5.
L’air était devenu moite, une odeur de transpiration chaude avait envahie la pièce.
Après son annonce, le maître-ingénieur s’était tu. Son apprenti, couvert d’éraflures à cause des étroits conduits de manutention courant tout autour de la machine, était allongé par terre, choqué par l’ordre du capitaine. C’était pour lui sa toute première mission, qu’il avait réussi à décrocher par miracle malgré son jeune âge. C’était une chance inespérée d’apprendre, surtout avec un maître aussi expérimenté. Il s’était déjà imaginé les portes ouvertes qui s’offrirait à lui ensuite, le tremplin que cela représentait. Il avait placé ses rêves dans cette mission, et il n’était pas le seul : ses parents avaient, eux aussi, misé beaucoup sur sa réussite.
Bien sûr, on l’avait briefé de nombreuses fois sur les dangers inhérents au voyage spatial et à l’établissement colonial. Son cursus l’avait même amené à faire de nombreuses simulations, mais aucune n’impliquait une tuerie de masse comme celle qui se profilait.
Le maître-ingénieur lâcha un soupir et laissa tomber le tournevis qu’il avait en main. Il arrivait à peine à appréhender la situation. Pour sa part, la malchance l’avait déjà placé dans des situations extrêmement périlleuses tout au long de sa carrière. Il s’était retrouvé à deux doigts de suffoquer dans un sas défaillant, écrasé dans l’effondrement d’un hall de spatioport, vaporiser par une mauvaise manipulation de moteurs ioniques, sans compter les innombrables électrocutions qui font partie du métier. Pourtant, il n’avait jamais assisté – et encore moins été acteur – de la mort de quelqu’un.
Il pointa du doigt le conduit d’où était sorti son apprenti.
“Retourne là-dedans. Il faut qu’on trouve une solution.”
Sans un mot, celui-ci reprit ses outils et rouvrit la trappe d’accès face à lui. Il repoussa quelques câbles et rampa dans le boyau métallique, évitant au possible la myriade de défauts et de pointes qui sortaient des parois. Une fois enfoncé jusqu’à la taille, il arriva au niveau d’une ouverture donnant sur plusieurs tuyaux entourés d’une gaine transparente. Il ramena vers lui une lame de cutter, qu’il approcha en se contorsionnant de celle-ci. Cela faisait plus d’une heure qu’il tentait de percer un accès aux tuyaux, mais il avait à peine réussi à rayer la couche externe du revêtement.
Il maudissait les concepteurs d’une telle machine. Comment avaient-ils pu prévoir autant de protections, de renforts et de sécurités, mais ne pas prévoir un tel bug ! Et, encore heureux qu’il était suffisamment svelte et agile pour se glisser dans ces saletés de conduits, si le maître avait été seul, il n’aurait jamais pu le faire !
Un bruit le fit sursauter. La porte de la salle s’était ouverte dans un chuintement sonore. Puis, la voix de son maître :
“Ah, vous avez fait vite. Écoutez, il est trop tôt pour… Attendez, mais… vous…”
Un choc. Deux chocs. Des percussions métalliques ponctuées de brisements humides, comme si l’on avait écrasé avec force une éponge mouillée dans une coquille de porcelaine. Des gargouillis résonnèrent dans la pièce, un troisième choc et plus rien.
L’apprenti était tétanisé. Avant même de pouvoir réagir, il entendit quelqu’un courir, puis un impact lui percuta la jambe droite, accompagné d’un craquement lugubre. Une douleur immense lui remonta tout le long de la colonne vertébrale, et il ne put s’empêcher de lâcher un cri qui résonna dans les quelques mètres de conduits au-dessus de lui.
Il sentit qu’on lui agrippait les jambes, et on l’extirpa avec force du cercueil métallique où il se trouvait. En sortant, il vit un colosse de près de deux mètres de haut, complètement nu, penché sur lui, sa main droite à elle seule lui empoignant les pieds. La force du clone le fit crier de nouveau. Il tourna la tête et vit juste à côté de lui le reste de ce qui était auparavant le crâne de son maître, désormais un ramassis d’os et de cervelle éclaté dans une mare de sang. Des larmes commencèrent à couler le long de ses joues. Le choc l’empêchait de bouger, l’empêchait de réagir.
Il eut à peine le temps de voir le géant lever de son autre main une barre métallique et l’écraser contre son visage.
6.
La capitaine se retint au dernier moment de vomir. Les cris des ingénieurs quelques instants plus tôt les avaient fait courir vers la salle de clonage, elle et le garde.
Il ne restait plus rien d’eux. Les corps baignaient dans une mare de sang opaque, libérée par le trou béant qui remplaçait leur tête.
Cette saloperie de clone les avait entendus et avait pris les devants… Merde.
“Partez vers la salle de stockage, il est forcément caché là-bas. Je retourne dans la salle de commandement avec la navigatrice pour nous y enfermer. Revenez dès que vous l’avez eu.”
En un éclair, elle fit demi-tour et commença à courir pour revenir sur ses pas.
Sans avoir le temps de prononcer quoi que ce soit, le garde la regarda s’éloigner. Le pragmatisme absolu de la capitaine, couplé à la scène d’horreur sous ses yeux, créait un contraste qui était à deux doigts d’avoir raison de lui. Il reprit néanmoins rapidement ses esprits et agrippa fermement son arme de ses deux mains. D’un mouvement du pouce, il désactiva le verrou génétique, posa son doigt sur la gâchette et sorti à son tour de la pièce pour se diriger vers le hangar.
Il n’avait même pas eu le temps de faire une dizaine de mètres qu’il entendit le cri de sa supérieure retentir derrière lui. Il ne l’avait jamais entendue jusque-là parler plus fort qu’un haussement de voix ferme. L’entendre hurler comme ça lui glaça le sang.
D’un geste, il leva son arme et fit demi-tour, braquant le viseur droit devant lui. Une chose venait de se débloquer en lui. Un instinct animal qu’il n’avait expérimenté que dans les rares missions les plus périlleuses. Tout son corps était tendu, concentré sur le point tracé par la mire de son arme.
Il franchit le coin de mur qu’il avait dépassé quelques secondes plus tôt. Face à lui, le même couloir blanc qui s’étendait sur une trentaine de mètres. Tout au bout, une tache rouge était étalée sur les murs et le plafond avec, au milieu, la silhouette beige d’un homme gigantesque. Il martelait violemment ses poings contre la porte face à lui qui semblait tenir bon. Pour le moment.
Un tir.
La balle vint se ficher dans l’épaule droite du colosse, avant d’en ressortir de l’autre côté, faisant jaillir une gerbe de sang. L’impact stoppa net l’homme, qui tenta de se retourner pour voir son agresseur.
Le garde venait de franchir plus de la moitié du chemin.
Second tir.
La balle pulvérisa le genou du clone. Sa jambe se plia et le força à tomber au sol. Il rugit de haine et tenta de se relever, en vain.
Le garde était maintenant à quelques mètres de lui. Ses yeux étaient rivés aux siens. Il ne pouvait y voir que de la colère, seule émotion jamais ressentie par cette courte vie.
Il s’apprêta à appuyer sur la détente une troisième fois, mais hésita. Durant une fraction de seconde, le temps s’arrêta. Le colosse fondit sur le garde, propulsé à toute vitesse avec une vitesse vertigineuse.
Le garde n’eut pas le temps de réagir. Avant même de tirer, le clone empoigna son bras et le brisa d’un coup sec. L’arme vola en l’air avant de retomber au sol. Il tenta ensuite d’attraper la tête du garde, mais ce dernier, en un réflexe, se baissa au tout dernier moment. Profitant de l’effet de surprise, il décocha un coup de pied dans le genou blessé du monstre, le bout de sa botte s’enfonçant dans sa chair à vif.
Avec la douleur, le colosse relâcha son emprise. Le garde se jeta au sol et récupéra son arme, avant de la braquer une dernière fois. Le clone était déjà sur lui. Dans un dernier geste, les deux hommes hurlèrent toute leur rage. Une détonation, puis un choc.
Le géant avait éclaté la cage thoracique du garde d’un simple coup de poing. Un bruit rauque s’échappa de ses poumons écrasés, du sang commençant rapidement à couler de sa bouche et de son nez. Son adversaire s’effondra sur lui. La balle lui avait transpercé le crane et gisait fichée dans le plafond au-dessus d’eux, entourée d’éclaboussures rougeâtres.
Doucement, le silence reprit possession du couloir, tandis que le dernier souffle du garde mourut avec lui.
Seule, de l’autre côté du vaisseau, la machine de clonage continuait son affaire dans un ronronnement régulier.
7.
La navigatrice pleurait doucement, allongée dans le sas de sortie du vaisseau sur un matelas repris à la hâte des quartiers de l’équipage. La pièce, si l’on pouvait réellement parler de pièce, était jonché de détritus de vivres pillés dans la réserve de secours.
Le massacre de l’équipage, quelques jours plus tôt… Tout était arrivé si vite. Elle revoyait encore le sas s’ouvrir lentement, lui dévoilant le carnage qui avait eu lieu dans le couloir principal du vaisseau. Le sang, éclatant sur le blanc terne des murs.
Son premier réflexe ne fut pas de pleurer, l’effet de choc l’en empêchait, mais de vomir. Elle ne connaissait pas bien les personnes qui occupaient avec elle les capsules de cryogénisation. Leurs restes sordides, éparpillés dans cet immense cercueil métallique, n’arrivaient pas à s’imprimer dans son esprit. Tout était arrivé si vite.
Elle avait réussi, shootée à l’adrénaline, à condamner tant bien que mal le sas vers la salle de clonage en entassant du mieux qu’elle pouvait des caisses venant de la baie de stockage. Elle avait ensuite couru vers la réserve afin d’y piocher des vivres de derniers secours.
Le sas de sortie du vaisseau lui semblait l’option la plus sûre et la plus proche d’un espoir de survie, une fois le poste de recherche atteint.
La machine de clonage, elle, continua de produire un clone chaque douzaine d’heures. Au bout du quatrième jour, sans vivres et sans eau, des bruits de luttes et de rage résonnèrent dans tout l’habitable du vaisseau. Cela dura de nombreuses heures, l’exo-navigatrice écoutant, tétanisée, priant pour que sa protection de fortune tienne bon. Les cris vinrent ensuite en cycle, à chaque fois qu’un clone fut produit par la matrice de la machine de clonage.
Elle avait arrêté de compter les jours. Le système d’urgence du vaisseau avait teinté les lumières de veille de rouge, et elle n’avait pas la force de traverser le vaisseau jusqu’à la salle de commandement pour tenter de recalibrer le cycle jour/nuit. Cela lui permettait au moins de ne pas voir le sang lors de ses rares sorties prudentes hors de sa cachette.
Elle se retourna sur le dos, essuyant les trainées sèches de larmes qui creusaient des sillons dans la crasse de ses joues. Au loin, les hurlements des clones s’étaient enfin calmés. Elle ferma les yeux, imaginant que le dernier produit de la machine avait dû avoir raison des plus vieux, plus fatigués.
Elle aurait probablement le droit à quelques heures de répit avant l’arrivée du prochain.
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