Durant la matinée, le vent s’était calmé et la marée avait baissé. J’avais récupéré à la hâte toutes mes affaires, et m’étais précipité hors de mon trou dans la falaise. L’espoir d’avoir quelques heures de répits avant la prochaine tempête m’avait idiotement fait croire que je trouverais un abri plus grand à temps en longeant la côte. Les Dieux ont un sens de l’humour tragique.
La brise s’était transformée en bourrasque. Le sable était projeté dans les airs, à tel point qu’il m’était difficile de garder les yeux ouverts. L’eau, encore loin de moi quelques minutes auparavant, s’était dangereusement rapprochée. J’entendais les premières vagues s’écraser à quelques mètres de mes pieds. Le baluchon que je gardais près de moi était si lourd que je sentais le tissu me taillader les épaules. Je n’avais plus beaucoup de temps devant moi.
Alors que je tentais tant bien que mal de scruter la paroi sur ma droite, priant pour y voir une grotte suffisamment grande pour me permettre d’y tenir au moins une nuit, j’entendis un claquement juste derrière moi. Une pierre venait de s’écraser sur les rochers, projetant des éclats dans toutes les directions. En un instant, un morceau me percuta au-dessus de l’œil gauche. Le choc manqua de me faire trébucher, mais je réussis de justesse à garder mon équilibre. Je sentis quelque chose couler à l’endroit où j’avais été touché. Du sang. Je portai rapidement la main à mon œil, tentant d’essuyer la blessure, quand quelque chose retint mon attention.
Une tache noire, à quinze mètres de haut sur la falaise, quelques pas derrière moi. J’étais passé devant sans l’apercevoir. Un abri, enfin ! Malheureusement, le soulagement ne dura pas. L’eau m’avait atteint les pieds. La marée continuait de monter à toute vitesse, il fallait que je me dépêche si je ne voulais pas me faire emporter.
De la main droite, j’agrippai de toutes mes forces la lanière du baluchon pour le garder bien en place, m’aidant de la gauche pour escalader les blocs de calcaire corallien qui me séparaient encore de la paroi. Le vent prenait de plus en plus de vitesse, le tonnerre gronda, et une fine pluie commença à tomber. Chaque élément semblait vouloir me faire chuter, glisser, abandonner. Arrivé au pied du mur, j’avais hésité. Ces quelques mètres à escalader paraissaient insurmontables. J’endurais tout ça depuis si longtemps, comment pouvais-je encore espérer trouver une issue ?
C’est l’instinct de survie qui prit le dessus, envoyant une décharge d’adrénaline dans tous les muscles de mon corps. J’empoignai fermement la première excroissance saillante, et me hissai en hauteur.
L’ascension me sembla durer une éternité. J’ai rapidement atteint une hauteur suffisante pour être épargné par la mer, mais le vent et la pluie ne se sont pas calmés. Mes doigts, mes bras, mes orteils, tous mes points d’appuis étaient trempés, je n’arrêtais pas de glisser, me rattrapant de justesse à la première prise venue.
Puis, finalement, le miracle arriva.
Ma main atteignit le rebord de la grotte et, serrant les doigts de toutes mes forces, je réussis à me tracter à l’abri.
Frénétiquement, je rampai vers l’intérieur de la grotte, laissant le plus vite possible le vide derrière moi.
L’air était glacial. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, et je tentais tant bien que mal de me protéger des bourrasques qui s’engouffraient dans la cavité où je me terrais. La pierre était tellement froide qu’elle me collait la peau.
Le plafond était si bas que je ne pouvais me déplacer qu’en rampant. La tempête déchaînait les éléments à peine quelques pieds face à moi, hurlant la colère de ne pas pouvoir m’atteindre cette nuit non plus.
Voilà des jours que je tentais de trouver le moyen d’atteindre une issue, une ouverture, une paroi moins raide me permettant d’atteindre le haut de la falaise. Échapper à l’océan, c’était avoir l’espoir de trouver de quoi se nourrir, de quoi se protéger. Peut-être même d’enfin être sauvé.
La fatigue physique épouvantable que je ressentais réduisait les distances que je parcourais chaque jour, quand le temps était calme. Mes mains étaient constamment en sang, tailladées par les roches tranchantes qui formaient cette interminable côte.
L’adrénaline m’avait empêché de craquer, les premiers soirs, mais ça n’a pas duré longtemps. Une fois à l’abri, je me mettais à pleurer, constamment, pendant des heures, avant de m’effondrer dans un sommeil de pacotille.
Parfois, je rêvais d’être de retour dans cet avion, regardant d’un œil les films médiocres que proposait l’écran face à moi. Dormir, écouter de la musique, reprendre le film. Et, de nouveau, ce bourdonnement sourd qui fit tout trembler. La chute. Les cris.
Puis, rien.
Mes rêves se terminaient quelques fois par ma mort. Je ne ressentais plus rien, je ne pensais même plus. L’effort de survivre était enfin devenu vain, et je pouvais paisiblement ne rien être dans ce néant absolu. J’étais délivré de ce cauchemar.
Et, toujours, je me réveillais, perdu dans ce purgatoire où je croyais payer les péchés de mes centaines de vies passées. Tentant désespérément de trouver la sortie, m’accrochant à la vie comme un animal blessé.
Un éclair embrasa le ciel, le tonnerre me tétanisant de peur.
Je fixai l’horizon sombre, transi de froid. La pluie reprenait de plus belle, chaque goutte faisant l’effet d’une piqure sur mes tympans.
Pendant des heures.
Et des jours.
Je m’étire. Je sens mes vertèbres se remettre en place, une à une. Mon visage dans le miroir est tiré, fatigué de la soirée de la veille. Je bâille.
La radio joue le dernier son pop à la mode, une mélodie à trois notes et des mots à deux francs. Je me déshabille, tranquillement, profitant de la chaleur venant du velux à moitié ouvert apportant le soleil du début d’été.
Je m’approche de la baignoire, tend la main vers le mitigeur, et fait couler l’eau du pommeau sur la température la plus chaude. Le chauffe-eau se met à gronder, puis s’arrête sec dans un clac.
Dix ans.
Dix ans que je suis de retour parmi les vivants.
Une équipe de secours avait réussi à tracer les débris de l’avion jusqu’à l’île et m’avait retrouvé, à moitié agonisant, au milieu d’une clairière. J’avais passé des mois à l’hôpital, dans un presque-coma, à deux doigts de la mort. À mon réveil, mes dernières blessures étaient psychologiques. Trois ans de psychiatrie quotidienne plus tard, j’avais pu trouver un appartement et un petit travail complétant ma pension d’invalidité. Un an de plus, et le train-train quotidien prit la relève, me berçant dans une vie monotone. Tout ça grâce à une seule chose.
Je ne me souviens de rien.
Les deux semaines de calvaire auxquelles j’ai été confronté, qui m’ont tant coûté, ont simplement disparu de ma mémoire. Pas un seul flashback, pas un seul souvenir, même pas un rêve. Comme si ma vie n’avait commencé qu’il n’y a quelques années.
Le traitement médicamenteux lourd que je dois suivre à la lettre n’aide pas. Quand les gens me posent des questions sur mon enfance, mes études, j’arrive généralement à inventer une histoire, blaguer, ou simplement éviter de répondre. Mais au fond de moi, je sens qu’il manque quelque chose.
L’eau gelée me coule sur les mains. Le flot sous pression résonne dans la pièce. Un bruit constant, comme… de la pluie.
Tout me revient.
Le vent.
Le froid.
Les éclairs.
Le tonnerre.
La roche qui s’enfonce dans la peau.
Mais, surtout, cette pluie, glaçante, qui s’insinue de force dans les moindres recoins de mon être, chassant d’un coup toute la chaleur de mon corps.
Je sens la peur s’étendre des tréfonds de mon cerveau jusqu’à mes extrémités.
Les relents de pétrichor me prennent aux tripes.
Mes jambes me lâchent.
Je chute.
Innocent oubli,
Chassé par le souvenir,
d’une odeur de pluie.
Photo by Anandu Vinod on Unsplash