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Le Jardin des Âmes

Rituels.

Federico avait les yeux fermés.

Le faible grésillement des unités de contrôles près de lui donnaient une douce texture au silence qui l’enveloppait. Le banc métallique sur lequel il s’était assis lui offrait sa fraîcheur et son corps, chaud, lui répondait de même. Son dos était droit, collé contre la paroi en béton. Le plafond, bas et voûté, lui faisait légèrement pencher la tête vers l’avant.

Ses lèvres bougèrent. Doucement, il étira de longues syllabes. Chaque expiration formait un murmure, chaque inspiration créait un silence.

Ses épaules se détendirent. Sa mâchoire se desserra.

Il emplit ses poumons d’air, et bloqua quelques secondes sa respiration.

Le silence retomba.

Le plus lentement possible, il détendit son diaphragme, expirant patiemment.

Federico ouvrit les yeux.

Les néons bleutés du couloir à sa gauche diffusaient une lumière froide dans l’alcôve. À sa droite, la baie d’accès au réseau commun s’illuminait d’une myriade de petits points lumineux multicolores.

L’écran mat de l’interface de suivi qu’il portait à son avant-bras gauche présentait les notes qu’il avait rédigées une heure auparavant. Le langage technique qu’il avait appris à utiliser se mélangeait à des abréviations symboliques, à des mots de nombreuses langues, arrangés en listes à puces. Le tout était titré “PROTOCOLE DE RACCORDEMENT DE RÉPLICA AU RÉSEAU COMMUN”.

Il tendit la main vers son sac, et en sorti un petit clavier dont pendait un câble fin. Il se tourna vers la baie, et pressa deux points. La façade transparente cliqua et chuinta en glissant sur le côté, découvrant un serveur dont partait une dizaine de câbles rangés en parallèles et en coudés, tous plongeant dans une gaine encastrés dans le mur.

Il brancha le clavier à un port d’entrée du serveur, et appuya sur un bouton. Un terminal s’afficha, indiquant une suite d’informations précises sur l’état du serveur et les réplicas connectés. Une brève suite de chiffres et de lettres écrite en rouge détonnait du reste. Le message d’incident qu’il avait reçu semblait correct : une panne avait isolé un monde virtuel. Federico raya la première puce de son interface de suivi. Étape suivante.

Il ferma les yeux, inspira, expira, et les rouvrit. Le protocole lui demandait d’ouvrir le journal historique du monde virtuel défaillant. Ses doigts parcoururent rapidement les touches du clavier, tapant une suite de brèves commandes auprès du terminal. Un léger vrombissement se fit entendre, signe que le système de refroidissement du serveur venait de s’enclencher.

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REPL. 71466307-1da9-4c1d-86d6-77b6201d7abf
--- Date de sérialisation : IL Y A 12 ANS ;
--- Population sérialisée : 153 INDIVIDUS ;
--- Dernier incident relevé : IL Y A 3 HEURES ;
--- Raison de l'incident : RÉSEAU COMMUN INACCESSIBLE ;

À peine plus de cent cinquante personnes. C’était un réplica de taille modeste. D’après l’historique, il avait été créé suite à un éboulement ayant détruit une colonie souterraine et tué tous ses habitants. En quelques minutes, ces personnes étaient mortes, écrasées sous plusieurs tonnes de roches. En quelques millisecondes, leurs consciences avaient été téléversées dans ce serveur pour y vivre une nouvelle éternité.

Federico internalisa l’information. Il imagina le calvaire qu’avaient dû endurer ces gens, et la délivrance ressentie d’avoir pu être sérialisés à temps. Il récita machinalement quelques mots, comme une prière, et cocha une nouvelle puce du protocole de réparation.


Les paupières encore plombées par le sommeil, Federico sortait à pas lent de sa chambre. L’alarme avait sonné une poignée d’heures après le début de la nuit. Visiblement, un réplica avait dépassé la durée maximale d’inactivité moyenne autorisée. Il savait que plusieurs causes étaient possibles : une panne réseau empêchant les journaux d’activité de s’envoyer sur le réseau commun, un processus d’enregistrement défectueux, une migration de réplica laissant des données fantômes. Dans tous les cas, il devait aller voir.

Il monta dans la nacelle du monorail, et indiqua le secteur où se trouvait l’équipement endommagé. Le véhicule accéléra lentement, glissant le long des nombreux couloirs de maintenance qui traversaient le complexe.

Tout était calme. Tout était toujours calme. Peu importe les années, et les milliers de kilomètres parcourus dans le complexe, il n’avait jamais croisé qui que ce soit. C’était dénué d’importance, finalement. Il n’y avait jamais eu besoin de quelqu’un d’autre.

L’interface de la nacelle lui indiquait un temps de trajet d’une quinzaine de minutes. Il en profita pour noter consciencieusement chaque vérification et chaque solution qu’il envisageait pour répondre à l’alerte, bercé par le glissement atténué de la machine de transport sur son rail.

Quelques instants passèrent.

Le véhicule ralentit. L’air se fit de plus en plus frais.

Le énième interminable couloir gris dans lequel il se trouvait déboucha alors sur une longue passerelle traversant une salle circulaire gigantesque. L’édifice était colossal, et semblait composé de centaines d’étages éclairés aux néons, constellés de bais de serveurs. Au centre, une fine tour abritait un ascenseur et un escalier de service. Des milliers de passerelles traversaient l’espace, reliant la tour aux paliers de la salle. Le plafond et le sol, à peine visible de là où se trouvait Federico, étaient chacun percés de quatre cavités où tournaient lentement les ventilateurs du système de recyclage de l’air, créant un léger mouvement d’air sec. Le bourdonnement sourd de la pièce résonnait dans les plus basses fréquences, et Federico sentait son propre corps vibrer à l’unisson. Il venait d’arriver dans un Silo.

Il s’avança sur la passerelle. Ailleurs, dans l’immensité l’entourant, une plaque en métal grinça. L’acoustique de la pièce, sa réverbération, amplifia le bruit, et l’étira sur de longues secondes. Tout donnait l’impression de se trouver dans les entrailles polies d’un géant d’acier aseptisé.

Très rapidement, il atteignit l’étage où se trouvait le réplica défaillant. Le palier sur lequel il se situait n’était large que de deux mètres, et aucune barrière ne le séparait du vide. Il tendit la main au-dessus du gouffre. Un faible mouvement d’air vertical lui caressa la paume. Les silos ne l’impressionnaient pas par le nombre de passerelles ou de serveurs qu’ils contenaient. Ils l’impressionnaient par la présence de tout ce vide vertigineux.

Il s’arrêta près d’un panneau indiquant “192-N-14”. Comme chaque fois, il entama les premiers réflexes, les premières respirations, les premiers mots. Ces gestes rituels qui n’avaient comme sens que de le préparer, lui, à la suite du protocole. Il sentit la fraîcheur de l’air ambiant doucement perturbée par la chaleur de la baie face à lui, il sentit le béton lisse sous ses pieds, et le vide qui devait se cacher en dessous. Il perçut les grésillements électriques des machines autour de lui, le grondement lointain des ventilateurs du système d’aération et, finalement, les battements de son propre cœur.

Tout était prêt.

De son sac, Federico sortit le petit clavier et le brancha à la baie. En trois mots, il demanda au réplica de décrire son contenu.

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REPL. d8cee09b-26c0-4bcd-aad1-143d86a83c28
--- Date de sérialisation : IL Y A 223 ANS ;
--- Population sérialisée : 8 INDIVIDUS ;
--- Dernier incident relevé : IL Y A 2.5 HEURES ;
--- Raison de l'incident : DÉLAI D'INACTIVITÉ MAXIMAL DÉPASSÉ ;

Pendant quelques secondes, un sentiment de malaise vint perturber son équilibre mental. Il n’avait jamais travaillé sur un réplica aussi vieux. Les standards de l’époque étaient bien différents, et certains outils qu’il avait l’habitude d’utiliser ne fonctionneraient probablement pas.

Il ferma les yeux, et inspira longuement. Les protocoles étaient là pour ça. Il devait s’en tenir au plan de maintenance.

Il débuta par quelques commandes de diagnostic général et de découverte des composants du réplicas endommagé. Il prit la peine de noter religieusement chaque élément, chaque information que le terminal lui indiquait. Le réseau semblait correctement fonctionner. Les démons de virtualisation modale étaient bien démarrés et aucun n’avait enregistré de problème d’accès. Il débrancha le clavier, et vint insérer le port dans l’entrée de la pile de stockage. Le monde virtuel avait été conçu sur le modèle d’un village nord-africain de la fin du XXIIᵉ siècle au milieu d’une région montagneuse. À l’époque, la technologie de fédération des réplica n’avait pas encore été inventée, aussi Federico ne voyait aucun portail pouvait connecter les personnes vivant dans ce monde au reste du réseau commun. La visualisation était très peu précise : il n’arrivait pas à voir plus en détail le contenu du monde et ses habitants.

Pendant plus d’une heure, il tenta de diagnostiquer chaque composant, d’afficher chaque journal d’événement, pour comprendre pourquoi le réplica n’enregistrait plus aucune activité depuis plusieurs jours, mais chacune de ces tentatives furent un échec. Son cœur battait de plus en plus fort dans sa poitrine, sa concentration s’étiolait. Tout était censé correctement fonctionner. Tout devait correctement fonctionner. Pourquoi le monde virtuel n’enregistrait rien, ne captait rien ? Pas un mouvement, pas une parole, pas un geste de la part de ses habitants ? Du coin de l’œil, il voyait son interface de suivi décrivant le protocole qu’il avait suivi scrupuleusement, chaque étape barrée d’un trait, excepté une. La dernière étape, celle qu’il n’avait jamais eue à réaliser jusque-là. Deux mots, une action simple :

“SERIALIZE SELF”

Quand tous les outils s’avèrent inefficaces et toutes les analyses inutiles, il ne reste plus qu’à aller voir de ses propres yeux. Se brancher au monde virtuel. Se sérialiser.

C’était de plus en plus difficile de lutter contre la tension qui tentait de le déstabiliser. Pendant une seconde, il s’imagina abandonner le serveur, couper l’alerte, et se recoucher, oublier l’erreur, et laisser les habitants de ce monde à leur sort. Mais c’était trop lourd de sens, trop lâche. Ce n’était pas une question de conscience professionnelle, parce que ce qu’il accomplissait ici n’était pas un travail. Maintenir toutes ces existences en vie dépassaient ses actes, son quotidien. Ce n’était pas une quête divine, loin de là. Ce n’était que la bonne chose à faire, rien de plus. Sans laisser plus de temps à la peur de s’installer, il entama donc la dernière étape du protocole.

Federico se débrancha de nouveau, posa le clavier près de lui, et fit pivoter deux taquets sur la paroi du mur droit, à l’intérieur de la baie. Un compartiment s’ouvrit dans un léger chuintement, dévoilant une rangée de fines barrettes orangées. En un geste, il en fit glisser une première sur sa longueur et appuya sur une seconde. Un petit boitier noir sortit du mur, qu’il retira délicatement à deux mains, avant de s’assoir et de le poser sur ses genoux. Il empoigna la petite tige métallique qui dépassait de la face avant du boitier, et tira doucement dessus. Elle était reliée par un filin transparent au reste du dispositif. Il l’approcha de sa tempe, sans appliquer trop de force sur le câble.

Il ferma les yeux.

Inspiration.

Expiration.

Murmure de longues syllabes.

D’un geste du poignet, il enfonça la tige dans son crâne.


Ses narines et sa gorge étaient remplies de poussière. Federico toussa bruyamment et faillit s’étrangler. Sa bouche était affreusement sèche. Il tenta de bouger les bras, les jambes, pour essayer de se lever, mais tous ses muscles le brûlaient. Il n’avait jamais vécu de sérialisation jusque-là, mais il n’avait jamais imaginé ça si douloureux. Il se laissa retomber, et accorda quelques minutes de répit à son corps endolori, le temps que son esprit s’habitue à cette nouvelle réalité.

Il faisait chaud, lumineux, et tout semblait bruyant. L’air était sec et bougeait à une vitesse bien plus importante que ce dont il avait l’habitude au sein du complexe. Autour de lui, de petits nuages de poussière et de sable étaient balayés par endroit. Il entendait les feuilles des arbustes remuer, une clochette sonner. Quelques oiseaux paraissaient même chanter, au loin.

Progressivement, la douleur s’estompa. Sa vue se fit plus nette.

Il se trouvait au milieu d’un hameau composé d’une poignée de maisons aux pierres claires et aux toits plats disposées en une sorte de cercle tout autour de lui. Quelques tables et bancs avaient été placés sous les deux seuls arbres aux alentours, tentant probablement de profiter de l’ombre qu’ils projetaient. Les maisons ne possédaient pas de portes, simplement des rideaux en tissu clair qui flottaient lentement au gré du vent.

Les yeux de Federico s’embuèrent. Il était sous le choc. Toutes ces années passées dans le complexe froid et austère l’avaient fait oublier toutes les sensations qu’un corps pouvait ressentir. Les formes, les couleurs, les odeurs, les sons, tout lui semblait étranger.

Sans oser bouger le moindre muscle, ouvrant son être à tout ce qu’il pouvait, il profita du moment aussi longtemps qu’il le put. L’espace de cet instant, le temps lui-même s’était arrêté.

Un picotement sur son mollet attira son attention. Un petit coléoptère doré, qui vaquait tranquillement à ses occupations, s’était mis en tête de gravir cette étrange montagne apparue comme par magie. Federico approcha la main, et laissa l’insecte monter sur son index. Ses petites pattes s’arrêtèrent, ses antennes pivotèrent, comme sondant l’air. Pour Federico, ces quelques secondes étaient une véritable bombe de vie, et une part de lui voulait étirer le moment à l’infini, rester ici à jamais, profiter de toutes ces nouvelles sensations.

Il ferma les yeux.

Inspira profondément.

Expira lentement.

Puis, les rouvrit.

Le plus doucement du monde, il reposa la main sur le sol, invitant l’insecte à reprendre l’exploration qu’il avait interrompu en apparaissant brusquement près de lui.

Il se leva, et marcha vers la plus proche maison. Depuis son arrivée, et malgré l’avalanche de sensations qu’il ressentait, il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver un malaise. Quelque chose clochait. Tout, autour de lui, respirait la vie. Des vêtements étaient étendus sur des filins tirés entre deux façades de maisons. Des fanions aux couleurs délavées par le soleil étaient accrochés aux arbres. Des outils étaient rassemblés près d’un tas de roches taillées. Il ouvrit lentement le rideau d’entrée et franchit le seuil.

Face à lui, un petit couloir aux couleurs ocre menait à un séjour lumineux. Une commode présentait tout un tas de cadres contenant des photos de personnes inconnues, des boites remplies de babioles et de jolis cailloux. Soudain, la vérité vint le frapper de plein fouet. Tout était couvert d’une épaisse couche de poussière. Les objets étaient usés par le temps. Et, surtout, il n’avait croisé personne jusque-là.

L’endroit était abandonné.

Il se mit à courir vers le salon, la cuisine, surgit dans les chambres. Il sortit en trombe, brièvement aveuglé par la lumière du soleil couchant à l’horizon, et tenta une seconde maison.

Personne.

Il cria, appela, pour savoir si quelqu’un pouvait l’entendre et se manifester, mais seul le vent lui répondit. En désespoir de cause, il continua de fouiller les autres maisons. Chaque chose semblait avoir vécu une éternité, et murmuraient les centaines d’histoires observées ici. Où étaient passés les habitants de ce réplica ? Aucune erreur n’aurait pu les faire disparaître, aucun problème technique n’expliquait leur absence. Il n’avait rien vu avec ses outils, n’avait rien trouvé dans les journaux, et finalement ne comprenait pas plus en explorant ce monde. Quel virus machiavélique avait pu effacer les consciences de ces huit personnes, bernant absolument toutes les sécurités et les protocoles existants ?

La réponse lui apparut dans le salon de la quatrième maison.

Au centre de la pièce trônait une imposante table en bois massif, entourées de chaises en osier. La table était vide, pas de vase, d’assiettes ou de couverts, pas de nappes ou de lampes. Une simple feuille de papier jaunie par le temps avaient été posées à plat en son centre. Federico s’approcha, pris la lettre, et compris.

Aucun virus n’avait provoqué cette disparition.

Tout fonctionnait correctement. Tout avait toujours fonctionné.

Les habitants, après avoir vécu une éternité, avaient simplement décidé que le temps était venu. Il lâcha la feuille qui tomba doucement dans l’atmosphère poussiéreuse de la pièce, finissant par glisser sur le sol, rendant visible les quatre mots qui y avaient été inscrits.

“Cela, aussi, est passé.”


Federico retira la tige de sa tempe, et pris un mouchoir de sa poche pour essuyer le sang qui commençait à perler. Son corps était fébrile. Il retira un stylet du bord de son interface de suivi, et ouvrit une nouvelle page, vierge. Tout en haut, il inscrivit ces quelques mots :

“Protocole de libération de réplica”

Federico ferma les yeux.

Il inspira profondément, emplissant le plus possible ses poumons d’air.

Il expira ensuite le plus lentement possible, susurrant de longues syllabes mélodiques.

Federico ouvrit les yeux.

Puis, dans une suite de gestes appliqués, ponctués d’instants de réflexion et de notes, il procéda à l’extinction du serveur.


Photo de Robynne Hu sur Unsplash

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